La vacherie à la Ferme des Prés

L'ETABLE OU VACHERIE 

La vacherie qui existait alors était la plus moderne et la mieux conçue que je connaisse.

Elle ouvrait par trois portes sur trois écuries où entraient les vaches rangées côte à côte et «cul à cul» avec une large allée derrière elles, le tout pavé avec une légère pente afin que l'urine et les eaux de lavage puissent sortir à l'extérieur et se répandre sur le fumier.

A la tête des vaches se trouvait naturellement l'auge, mais ce qu'il y avait d'exceptionnel dans l'installation est qu'entre chaque auge on pouvait passer avec une brouette et l'on pouvait ainsi donner à manger aux animaux sans avoir à se faufiler entre chacun d'eux, ce qui facilitait le travail et évitait les coups de cornes et aussi de marcher dans la bouse.

Il y avait donc trois couloirs et les six portes ouvraient ainsi côte à côte sur un passage pavé. Au-dessus de ces trois portes, il y avait trois lucarnes du grenier à foin. Aussi, lorsqu'on descendait du foin, il y avait peu de pas à faire pour le mettre dans les auges.

On pouvait ranger une soixantaine d'animaux l'hiver et, pendant la belle saison, seulement vingt-cinq laitières y habitaient. En été, les vaches étaient au pré toute la journée, sauf pour la traite, deux fois par jour. La traite avait lieu le matin à partir de quatre heures et l'après-midi, vers seize heures.

La vacherie de la Ferme des Prés
Les pâturages de la Ferme des Prés

Le vacher (je n'ai connu que des vachers polonais), vers quinze heures trente ouvrait les portes donnant sur la prairie et appelait ses bêtes.

Un chien, spécialement dressé partait en courant se placer derrière les vaches et, en aboyant, les rassemblait et les dirigeait vers la cour de la ferme et vers l'étable où chacune se rangeait à sa place habituelle. 

Il faut dire que les auges étaient alors garnies de fourrage et incitaient le bétail à rentrer plus vite.

Une fois attachées, la traite commençait II y en avait pour une heure trente à deux heures.Tout se faisait alors à la main, l'une après l'autre. Le lait ainsi tiré était tamisé et transporté à la laiterie. Il y avait toujours un chat ou deux pour venir en catimini dérober directement sa part de laitage!

Quand la traite était terminée, les vaches étaient à nouveau lâchées dans le pré. Le vacher n'avait plus qu'à nettoyer l'étable des bouses et refaire une litière propre. 

Aussi, l'été, le travail était moins pénible que l'hiver car le bétail restait alors sans sortir et le nettoiement était beaucoup plus important et plus difficile. Il fallait tout faire avec la présence des animaux et nettoyer et laver à grande eau était plus pénible.
Les pâturages de la Ferme des Prés
Ferme des Prés
M. Coladon et un de ses enfants dans les prés

Mon père avait choisi comme race des vaches, les «Schwyz», race suisse de bovins, bonnes laitières. Elles étaient aussi connues sous le nom de «Brunes des Alpes». En réalité, leur robe était gris souris plus ou moins foncé mais d'une belle teinte unie avec de belles cornes.

Pendant l'Occupation, période de pénurie, mon père avait rajeuni et embelli son troupeau par l'achat de quelques génisses et d'un taureau, chez l'oncle fermier de mon ami le docteur Dechelotte à Châtillon-sur-Seine.

En général, le vêlage se faisait normalement et facilement mais quelquefois, cela présentait des difficultés: veau mort-né ou jumeaux. Il fallait faire appel à un vétérinaire, hum...hum..., un brave homme, hum...hum affublé d'un tic d'élocution, hum...hum..., et bien que prévenus, à sa première visite, hum...hum..., alors que nous étions enfants, hum...hum..., nous avons éclaté de rire, hum...hum..., ce qui nous a valu une bonne réprimande, hum.. .hum...


Les veaux qui naissaient étaient nourris au petit lait et destinés à la boucherie. Un panier en osier était installé comme muselière afin que le veau ne mange pas de paille, ainsi, la viande des veaux exclusivement nourris au lait était-elle très blanche et de bonne qualité. Les plus beaux étaient élevés pour devenir des génisses puis des vaches pour remplacer les vieilles bêtes dites "à saucisson" et condamnées à la boucherie.



Elevage des veaux sous la mère
Vareilles: boeufs d'embouche

Dès le printemps et durant tout l'été, mon père élevait dans ses trente hectares de prairies des bœufs d'embouche ou «Charolais blancs », qu'il allait acheter à Cosne, fin mars. Des bêtes maigres après avoir passé l'hiver à l'étable. L'expédition se faisait par chemin de fer et à la réception, après vingt-quatre heures de voyage, nous allions les chercher à la gare de Theil, tous les ouvriers réunis, dix ou douze, une bétaillère à cheval et nous ramenions les vingt-cinq ou trente bêtes à pied, en liberté, en essayant de les grouper le mieux possible. Une fois réparties dans les trois prés, il n'y avait qu'à attendre leur engraissement pour les vendre au boucher: c'était de l'embouche.


Mon père faisait son petit tour dans les prés pour surveiller ses bêtes presque tous les jours: c'était sa promenade digestive de trois kilomètres, en fumant sa pipe.

L'été, un système de vannes et d'irrigation, grâce au petit ruisseau passant à proximité permettait, pendant les périodes de sécheresse d'irriguer les prés et d'avoir ainsi une herbe toujours verte et renouvelée, en quantité suffisante pour la nourriture des vaches, boeufs et autres poulains, six à huit, que mon père avait toujours régulièrement à élever.


De temps en temps, nous fermions les vannes afin d'assécher le ruisseau où il ne restait que quelques trous remplis d'eau. C'est alors que tout le monde se mettait pieds nus et descendait dans le lit du ru pour attraper à la main les truites qui s'y trouvaient prisonnières. C'était ensuite un repas plantureux mais aussi très apprécié des gourmets. 

C'était toujours une joie, pour mon père et nous-mêmes, lorsque nous avions une visite d'amis, de faire une balade: le tour des prés, pour admirer les pâtures toujours bien entretenues. Les chardons et mauvaises herbes fauchés régulièrement, les clôtures réparées et les bêtes bien grasses et c'était à qui estimerait le mieux possible le poids des plus belles.

Les pâturages de la Ferme des Prés
Foire à Sens

Lorsqu'une bête était à vendre, le boucher ou le marchand de vaches passait la voir au pré, l'estimait, en marchandait le prix et il fallait ensuite la prendre pour la livrer. Nous devions alors, à cinq ou six personnes, rassembler les bêtes sous le petit hangar se trouvant à l'entrée de chaque pré (il n'en existe plus qu'un) avec la bétaillère attelée à un cheval. Il fallait clore la sortie du hangar et alors, mon père, en parlant sans cesse, gentiment, en grattant la peau de la bête à prendre, s'approchait de la tête de celle-ci et lui passait une longe par les cornes. Il n'y avait plus qu'à l'attacher au treuil et ainsi prise, elle n'avait plus qu'à suivre la bétaillère et rentrer à l'étable. 

J'ai toujours été épaté par la manière de mon père de se faufiler entre dix ou quinze bœufs, sous le hangar, pour attraper la bête choisie. Il faut dire que pendant les quarante ans de son activité, il en a pris des centaines et il n'avait pas besoin de les passer à la bascule pour en connaître le poids à dix kilos près.





Je rappelle que le lait récolté était écrémé deux fois par jour. Le petit lait était destiné aux jeunes veaux, aux cochons, à la fabrication de quelques fromages blancs, l'été, et qu'avec la crème, ma mère fabriquait son «beurre fermier», chaque fois quarante à cinquante kilos, pesés en livres, demi livres et quarts. Ce n'était pas une mince affaire!


La Ferme des Prés: la laiterie

Aujourd'hui, il n'y a plus de vaches, plus de prairies pour des raisons de spécialisation et de rentabilité, mais c'est bien triste: la ferme est comme morte, sans bruits, sans odeurs, sans vie.