La bergerie à la Ferme des Prés

Les moutons ont toujours fait partie des activités de la famille: mon grand-père, puis mon père et maintenant encore mon frère: celui-ci est éleveur dans le Morvan avec trois cents à trois cent cinquante ovins. C'est vous dire que le virus est dans la famille. Moi-même, j'ai été berger six mois, mais c'est une autre affaire! 

La bergerie est un vaste bâtiment identique à la vacherie: quatre- vingts mètres de long sur vingt mètres de large, avec trois grandes portes à deux battants munies chacune de portillons d'aération. Le tout est surmonté d'un vaste grenier à fourrage. Il faut dire que deux cents mères plus les petits au printemps, ça fait du monde à nourrir !



Vareilles: la Ferme des Prés

Vareilles mouton dans les champs Des râteliers étaient rangés sur tout le tour de la bergerie et quelques-uns étaient mis en travers au milieu de celle-ci. Ainsi, on pouvait «resserrer» les brebis d'un côté du local et le fermer pour être à l'aise pour distribuer la nourriture bien que quelques brebis agiles (toujours les mêmes) sautaient par-dessus les râteliers pour être les premières à y manger.
L'hiver les moutons restaient à la bergerie et il fallait les nourrir. Les journées commençaient à six heures du matin. On ôtait la paille qui restait dans les râteliers pour la répandre par terre et ainsi renouveler la litière. Le fumier n'était enlevé que deux fois par an. Ensuite, on balayait les auges des râteliers, et il y en avait au moins deux cents mètres de long ! C'est à ce moment là qu'il y avait une pause pour la toilette et le casse-croûte. Les morceaux de betteraves qui tombaient du coupe-racines étaient mélangées à de la menue paille et constituaient la nourriture d'hiver. A l'aide de «mannequins», grands paniers en osier à deux anses, et une fois les brebis resserrées sur une moitié de la bergerie, on pouvait remplir les auges des râteliers tranquillement. Ensuite, l'on descendait le fourrage du grenier pour le répartir dans les râteliers et l'on terminait par de la paille. Le repas était ainsi donné en une seule fois.
L'été, les moutons étaient sortis et allaient paître en troupeau, gardés par le berger et ses trois chiens, sur les champs de la ferme et des autres fermes. C'était une survivance de la «vaine pâture» du Moyen-Age, un droit à paître sur la Commune pour les animaux, sur les champs non emblavés, c'est-à-dire non garnis de récoltes.
C'était très drôle de voir les moutons non tondus et noirs de crasse mélangés avec ceux frais tondus et tout blancs. J'étais toujours étonné de voir les tondeurs recueillir à même leurs mains les crottes des moutons pour les jeter et ainsi garder l'endroit de la tonte le plus propre possible.


Vareilles: mouton  dans les champs

Vareilles: mouton  dans les champs

Il y avait deux cents mères et deux cents agneaux à tondre ce qui veut dire que l'opération durait au moins quinze jours.

Un travail important du berger avait lieu au moment de l'agnelage. En effet, dans la journée, il était facile de repérer la brebis prête à mettre bas et de surveiller l'opération, pour ensuite numéroter la mère et l'agneau, afin de pouvoir suivre le comportement de la mère avec son petit.

Si cela se passait en général bien, dix pour cent des mères avaient du mal à supporter leur petit. Il fallait les isoler dans des cases étroites nommées « triquets » afin que les petits puissent têter facilement puisque sa mère était constamment à ses côtés. Tous les ans, trois ou quatre cas d'irréductibles qui auraient peut-être tué leur petit à coups de tête devaient être relâchées et on devait nourrir les petits au biberon avec du lait de vache.
 Quelle patience! Il en était de même pour les doubles ou jumeaux. La tradition voulait que les doubles soient la propriété du berger qui les vendait à des particuliers pour se faire une petite pièce. Cependant la ou les naissances avaient lieu la nuit ; il n'était pas rare, le matin de trouver quatre ou six agneaux nouveaux bêlant en réclamant leur mère. Il fallait alors les prendre et les présenter aux mères de la nuit afin de les faire reconnaître par elles.

Si ce n'était pas leur propre agneau, il était refoulé à coups de tête, sans ménagement.

Vers un âge d'au moins un mois, il fallait couper la queue de chaque agneau: pour cela, mon père possédait deux sortes de couperets qu'il faisait rougir au feu et un billot de bois. Chaque agneau était ainsi présenté et la queue, une fois coupée, la plaie était naturellement cicatrisée par le fer rouge. Vers l'âge de quatre mois, il fallait castrer les mâles en vue de l'engraissage


une mère et ses deux  agneaux


Vareilles: les moutons en troupeau

Justement, les trois chiens étaient dressés à seule fin que les récoltes soient protégées des brebis gourmandes et prêtes à aller brouter dans la bonne verdure des champs ensemencés. L'on sortait les moutons vers le mois d'avril jusqu'en octobre novembre pour paître à l'extérieur.

Le berger partait le premier et les moutons le suivaient, pendant que les chiens allaient et venaient sur les flancs du troupeau afin que les moutons restent bien sur les chemins. Mon père le faisait très bien et aussi, un peu, mon frère
.
Au printemps, tous les ans se situait la période de la tonte, à la sortie de l'hiver, quand la toison était la plus fournie et avant l'été pour que les bêtes soient plus à l'aise pendant les chaleurs.

C'était toujours un événement : quatre tondeurs de Chigy venaient à vélo tous les jours. On aménageait dans la bergerie un espace sur lequel on plaçait une vieille bâche sacrifiée. Les tondeurs, chacun dans leur coin, installaient leurs instruments: tondeuses et cisailles dans une auge de râtelier, bien balayée. Ils passaient des habits rendus luisants par le suint des moutons, chaussaient des sabots et...en avant pour la journée !


La tonte des  moutons
Un voisin éleveur, Gaston, à qui le frère, vétérinaire avait procuré une pince spéciale, venait opérer les quatre-vingts ou cent agneaux dans la matinée. 

Avant la possession de cette pince, la castration se faisait par une personne qui pinçait avec ses dents et chaque fois que je parle de cet acte qui paraît être primitif et sauvage, le doute s'empare de mon auditoire et pourtant, il y a peu de temps, j'ai appris par un vieil oncle que mon grand-père avait autrefois opéré de la même manière, mais en ce temps-là, cela paraissait tout à fait normal.
Je dois maintenant parler du berger Alexandre, dit Siton; allez savoir pourquoi, avant la guerre 14-18, Siton était berger chez mon grand-père. A l'armistice, il revint travailler chez mon père, qui était son cadet et qu'il tutoyait Après avoir fait toute sa carrière avec lui, il resta au service de mon frère encore quelques années: c'est dire s'il faisait partie de la famille. Il avait vu naître mon frère et moi- même, puis les enfants de mon frère.

C'était le brave homme dans tout le bon sens du terme. Mais son passage à la guerre 14-18, dans le 89™" Régiment d'Infanterie, ses blessures, la bataille de Verdun et toutes les horreurs vécues l'avaient un peu dérangé. Il parlait tout seul dans sa bergerie, très fort, critiquant ses chefs de guerre, revivant encore les terribles épisodes de la guerre. Il n'était pas rare qu'en gardant ses moutons, dans les champs, que l'on puisse le voir s'élancer et courir, le bâton à la main, en renouvelant ainsi les attaques à la baïonnette qu'il avait vécues.

Il avait beaucoup lu de livres d'histoire de la «Grande Guerre» et il était intarissable pour raconter ses tristes aventures ou porter des jugements sur tous les acteurs de cette épouvantable guerre. Son souvenir me poursuivra jusqu'à la fin de ma vie. 


Ferme des prés: Alexandre dit Siton devant la bergerie

(ce bâtiment a été détruit)

Je connais bien le travail de berger car, en 1944, Alexandre tomba malade pendant trois ou quatre mois et moi, qui étais à cette époque un réfractaire du S.T.O. et qui préparait également, par correspondance le concours d'entrée à l'Ecole Vétérinaire de Maison Alfort, étais rentré à la ferme pour attendre la fin de la guerre. Mon père me demanda de m'occuper des moutons, de leur nourriture et aussi de l'agnelage au printemps, ce qui prenait toutes mes matinées. Et si c'était déjà un peu apprendre le métier de «veto», ce n'était pas non plus l'idéal pour préparer un concours. Le résultat fut ce qu'il devait être !